Alexandrie mémoires mêlées
Alexandrie mémoires mêlées
Récit - L’Harmattan - 2004
Joseph Nahmias est né à Alexandrie en 1914. David, son fils, en 1950. La famille Nahmias y a vécu jusqu’en 1957, année où elle fut happée par le flot des expulsés qui l’a finalement conduite dans la région parisienne.
David n’a d’Alexandrie que la mémoire d’un enfant de 7 ans, c'est-à-dire, selon lui, pas grand-chose d’autre que des images diffuses ou des perceptions fugitives. S’il n’a jamais éprouvé la douloureuse nostalgie de ses aînés, il n’en est pas moins le dépositaire de leurs souvenirs pour les avoir entendus. Joseph, en revanche a emporté avec lui son passé alexandrin. Il a méticuleusement consigné dans des cahiers d’écolier ou des pages dactylographiées des listes de noms propres, de lieux ainsi que de nombreuses anecdotes. L’une après l’autre, David nous rapporte intactes les chroniques précieuses de son père, chacune sertie dans l’expression de sa sensibilité de fils.
« Mémoires mêlées » car la restitution des écrits du père provoquent chez le fils la résurgence de ses propres souvenirs et l’émergence de réflexions qui sont autant d’entrées en matière ou de post-face accompagnant le lecteur dans l’intimité quotidienne de leur Alexandrie. «(…)on finit toujours par parler d’une ville comme d’une femme (…)».
On ne trouvera dans le livre ni pathos ni larmoiement, mais un portrait vivant d’Alexandrie qui s’étend du début du 20ème siècle à la fin des années 50. Une trentaine de récits se succèdent sans chronologie particulière car la mémoire ne connaît pas cette règle lorsqu’elle force le souvenir de tel événement, tel lieux ou de tel visage :
« Dès que je prends la plume, dès que je me trouve devant la page blanche, elle devient cet écran sur lequel défilent mes images d’Alexandrie, film ininterrompu, avec ses acteurs, les Alexandrins et le grand théâtre de ses rues… ce n’est pas une histoire qui me vient en mémoire, mais une infinité d’anecdotes que je tente en vain de rassembler en une unité cohérente… »
Joseph Nahmias s’amuse avec tendresse du melting pot de la société égyptienne. Elève au collège du Sacré Cœur, il évoque un improbable cours de poésie rassemblant dans une même classe ses camarades issus d’au moins sept origines et religions différentes. Et chacun de réciter avec son fort accent grec, syrien, arménien les vers chantant… les collines boisées d’une France bien exotique.
Le français dans lequel s’exprime Joseph Nahmias est certainement le résultat de l’éducation qu’il a reçue des frères du Collège du Sacré Cœur. Son écriture est élégante et raffinée. Subtile aussi est le procédé employé par David pour insérer dans les textes de son père ses propres souvenirs ou d’importantes références contextuelles. Il le fait avec une harmonie de style que, sans des repères visuels de mise en page, on ne saurait distinguer ce qui procède de la plume du père ou du fils.
Alexandrie, c’est d’abord la mer et ses plages, Sidi Bishr, Ras el Tin, Stanley, Chatby… Eskendereya se révèle aussi par la simple lecture du nom de ses rues et des ses quartiers qui sont le cadre des récits rapportés par l’auteur. On a plaisir à s’entendre prononcer : Moharram Bey, Mohammed Ali, Haret el Baatarieh, Souk El Kheit...
Ces lieux baignés de lumière résonnent de l’appel du vendeur d’eau, ou de robabekia, du chant des sa’îdis rythmant, pour se donner du courage, leur travaux de force sur les chantiers de construction qui les emploient.
Des personnages hauts en couleur viennent animer des histoires où le cocasse épouse parfois le pathétique. Ainsi les agissements des sœurs Raya et Sekina qui, façon Mille et une nuit, nous jouent un succédané d’ Arsenic et Vieilles Dentelles. A ne pas manquer, l’incroyable journée de Habib Eshkenazi, rescapé miraculeux d’une foule déchaînée d’émeutiers xénophobes.
Au-delà de ces histoires savoureuses, le lecteur apprendra juste ce qu’il est en droit de connaître de la famille Nahmias et des tragédies insignifiantes d’une vie quotidienne heureuse. Avec pudeur, l’écriture de David Nahmias nous fait voir le film du départ, de l’installation de la famille dans une nouvelle vie, puis le terne quotidien de l’exil que vient parfois réchauffer une étincelle d’Egypte à la faveur d’une retrouvaille ou d’une carte postale .
« Alexandrie, mémoires mêlées » est un de ces livres rares dont on retarde à dessein le moment de tourner la dernière page.
Didier Frenkel - 6 Janvier 2005